Mohamed Damak: « Notre enseignement supérieur doit être internationalisé et exporté »

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Mohamed Damak – Président de la Fédération Nationale de l’Enseignement supérieur privé

«Depuis le commencement du siècle, architectes et ingénieurs se regardent chez nous avec plus d’étonnement que de bienveillance. On croirait le dieu a+b et la déesse Fantaisie en train de se dévisager réciproquement », disait César Daly déjà en 1877. En Tunisie les Ordres font de la résistance et ne reconnaissent pas les diplômes provenant d’universités privés pourtant de haute facture et reconnues par l’Etat. Mohamed Damak, président de la Fédération nationale de l’enseignement supérieur privé et de la recherche scientifique à l’UTICA, en est offusqué. Dans l’entretien ci-après, il nous parle de cette question en suspens aujourd’hui et d’autres problématiques relatives à l’enseignement supérieur privé en Tunisie.

L’interview :

Une structure enseignement supérieur privé recomposée. Pourquoi ?

Mohamed Damak: Nous voulions une structure qui défende la cause de tout le monde et qui inclut les spécificités de tous les établissements. La tâche n’a pas été aisée avec le ministère de tutelle et même avec l’UTICA, mais nous avons fait de la résistance. En février 2017, la Fédération nationale de l’enseignement supérieur privé et de la recherche scientifique a été créée à l’issue d’une assemblée constitutive.

Cette nouvelle structure comprend la chambre nationale de l’enseignement supérieur privé, celles de l’enseignement supérieur privé, celles de l’enseignement supérieur en santé, de l’enseignement supérieur en droits, lettres, sciences économiques et gestion, celle de l’enseignement supérieur en ingénierie et technologie et la chambre nationale de l’enseignement supérieur en architecture, audiovisuel et design.

C’est un peu la configuration de l’université publique… 

Nous sommes obligés de coller avec la configuration organisationnelle du secteur public pour être dans le respect des normes et des standards ambiants.

Cette nouvelle organisation a-t-elle apporté un plus ?

Il y a eu une amélioration significative sur le plan organisationnel. Il n’empêche, nos problèmes avec l’autorité de tutelle, à savoir le ministère de l’Enseignement supérieur, l’UTICA et les structures professionnelles tel que l’Ordre des architectes et celui des ingénieurs, persistent.

Est-ce en rapport avec la reconnaissance des diplômes et des équivalences (l’Ordre des architectes ne les reconnaît pas, semble-t-il).

La question est très simple : il y a aujourd’hui dans le monde une mouvance qui s’appelle “accréditation des diplômes“, et celle-ci touche en profondeur la qualité du diplôme ainsi que la normalisation internationale du diplôme. Qui dit qualité, dit homologation internationale, sachant que notre système d’éducation, dans l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique, reste étroitement lié à l’Europe via la France. Nous sommes nombreux à être diplômés des universités françaises, et nous sommes pour la plupart francophones.

Le problème que nous avons avec les structures professionnelles, qu’il s’agisse de l’Ordre des architectes ou celui des ingénieurs touche à l’image des diplômes et à la reconnaissance au national et à l’international.

Aujourd’hui, le problème que nous avons avec les structures professionnelles, qu’ils s’agisse de l’Ordre des architectes ou des ingénieurs, touche à l’image des diplômes et à la reconnaissance au national et à l’international bien que les formations dispensées dans le secteur privé soient de haut niveau.

Pourquoi l’Ordre des architectes émet une opposition à l’adhésion des diplômés de l’enseignement supérieur privé qui ont pourtant l’équivalence au ministère ?  

Il y a deux éléments. L’opposition des diplômés du secteur public à cause de la crise de l’emploi qui les pousse à résister à l’intégration des promotions du secteur privé au marché du travail, d’une part, la volonté politique, d’autre part. Nous sommes en présence d’une autorité publique qui n’a aucun pouvoir sur les structures professionnelles. L’Ordre des architectes et l’Ordre des ingénieurs s’opposent farouchement à l’intégration des diplômés des privés dans leurs secteurs respectifs et imposent leurs volontés.

Notre autorité de tutelle ne décide pas, nous avons porté plainte contre l’Ordre des architectes et nous avons obtenu gain de cause auprès du Tribunal administratif, mais jusqu’à ce jour rien n’a été fait pour appliquer une décision judiciaire. Nous restons au point mort.

Les équivalences de l’autorité de tutelle sont si insignifiantes pour les professionnels ? 

La question ne se pose pas ainsi. C’est une question de principe et de prérogatives. L’Ordre des ingénieurs exige l’accréditation d’un diplôme d’ingénieurs, ce qui n’est pas normal, c’est au ministère de l’exiger. Le rôle de l’Ordre est d’accepter les adhésions qui répondent aux conditions requises.
J’ai proposé au président de l’Ordre une réunion pour se mettre d’accord sur les prérogatives et les rôles des uns et des autres. Ce n’est pas normal de continuer à aller dans tous les sens sans savoir qui fait quoi et qui décide de quoi, ce n’est pas admissible que les Ordres décident en lieu et place du ministère.

Est-ce que les problèmes de la reconnaissance des équivalences existent pour ces deux spécialités seulement ou touchent d’autres disciplines ?

Il n’y a pas d’autres corps touchés par ces résistances. En principe, l’équivalence est du ressort unique du ministère, la reconnaissance du diplôme est exprimée en termes d’équivalence. Le devoir et le rôle des Ordres sont d’inscrire les diplômés reconnus par l’autorité de tutelle. Ils persistent pourtant à créer la confusion dans les esprits des gens et n’acceptent pas le dialogue pour mettre fin à cet amalgame.

J’ai appelé le chef de cabinet du ministère de ministère de l’Enseignement supérieur pour lui demander d’organiser une réunion pour en finir. J’ai un jugement arrêté du Tribunal administratif, et pourtant rien n’avance. Au ministère, on nous dit : « vous avez raison ». Oui nous avons raison, et après ? Que devons-nous faire pour résoudre définitivement cette question ?

De quel droit les Ordres nous imposent leurs volontés et leurs points de vue ? Sommes-nous dans un Pays de droit ? Ce qui se passe n’est pas normal.

Au ministère, on estime que l’enseignement supérieur public est celui privé se complètent, de ce fait, les diplômes se valent s’ils répondent aux conditions requises. Vous jugez quand même la position du ministère attentiste ?

C’est la loi qui l’impose. Mais dans la réalité, il y a toujours des problèmes. Le ministère dispose de grands pouvoirs discrétionnaires. Je vous donne un exemple: nous n’avons pas le droit d’appeler nos établissements « université », nous n’avons pas le droit d’ouvrir des filiales dans les régions, et ceci est anticonstitutionnel. Pourquoi les régions seraient-elles privées du choix d’un établissement supérieur privé ? Attaquer la liberté d’exercer est inacceptable !
Nous n’avons pas le droit d’appeler nos établissements «université», nous n’avons pas le droit d’ouvrir des filiales dans les régions.

En plus, cette interdiction prive une grande partie des jeunes bacheliers de la possibilité de s’inscrire à proximité de leurs lieu de résidence. C’est une injustice.

Au niveau des programmes, est-ce que l’autorité de tutelle use de ce pouvoir discrétionnaire pour intervenir ? 

Cela va de soi. Il y a toujours une forme de jalousie entre le public et le privé. L’interventionnisme des enseignants et de l’administration dans le public se traduit par une forme de frein. Nous approuvons, nous désapprouvons, cela en a toujours été ainsi. Ces pratiques. Ces pratiques freinent les diplômes ainsi que leur renouvellement. Cette façon de faire est impropre au principe de la création du secteur privé.

Nombre de personnes confondent création et privatisation. En Tunisie, il n’y a pas eu de privatisation, il y a eu création d’un secteur privé. C’est tout à fait comme dans le secteur du tourisme. Dans le tourisme, il n’y a pas eu de privatisation au début mais une dynamique de développement de tout un secteur : une industrie touristique. Le secteur touristique a connu la privatisation plus tard

Par ailleurs, le ministère impose des freins aux enseignants du public qui peuvent donner des cours dans le privé. Aujourd’hui, avoir un enseignant du public n’est pas du tout aisé.

Il y a une administration, des enseignants qui peuvent se dire “si le privé se développe à grande vitesse, quelle serait notre raison d’être demain, que ce soit sur le plan scientifique ou autre ?

Je comprends qu’il y ait des résistances. Il y a une administration, des enseignants qui peuvent se dire : « si le privé se développe à grande vitesse, quelle serait notre raison d’être demain, que ce soit sur le plan scientifique ou autre ? ». Je suis, je reste toujours l’enfant du secteur public, et le privé ne pourra jamais remplacer le public ou le marginaliser.

A combien évalue-t-on le marché de l’enseignement supérieur privé en Tunisie et qu’en est-il des étudiants étrangers ?
A près de 3,9 milliards de dinars. Pour les étudiants étrangers, il s’agit d’un enjeu important qui consiste au développement de l’exportation.

Nous sommes en train d’exporter l’enseignement à des étudiants qui choisissent la Tunisie pour poursuivre leurs études, et nous réalisons des recettes en devises qui ne sont pas comptabilisées par la Banque centrale de Tunisie.

Nous sommes en train d’exporter l’enseignement à des étudiants qui choisissent
la Tunisie pour poursuivre leurs études, et nous réalisons des recettes en devises qui ne sont pas comptabilisées par la Banque centrale.

Je n’ai jamais entendu parler d’une étude officielle sur les recettes en devises provenant des inscriptions des étudiants qui viennent dans notre pays. Pourtant en termes de croissance économique, c’est un facteur majeur et principal. C’est un peu comme le cas de l’internationalisation de l’industrie, il faut œuvrer à ce que notre secteur  privé et notre enseignement supérieur soient internationalisés et exportés. Et à ce niveau, il y a un frein, celui de la double diplomation  : Il faut délivrer un diplôme national mais aussi international. Il y a des universités qui livrent des double diplomation.

L’étudiant subsaharien est de loin plus rentable qu’un touriste classique. Il investit en moyenne 10 000 euros par an.

Malheureusement, ce n’est que formel, parce qu’on ne nous a jamais autorisés à mettre en place une double diplomation en bonne et du forme. Nous envoyons des correspondances et des demandes d’autorisation au ministère mais on ne réagit même pas, en opposant un non clair à nos requêtes.

En Tunisie, nous avons à peu près 5 à 6.000 étudiants étrangers. En 2012, ils étaient 12.000, mais comme notre secteur n’est pas un long fleuve tranquille, nous les avons perdus.

Qu’en est-il des étudiants subsahariens ?

L’étudiant subsaharien est un touriste permanant. Il est de loin plus rentable qu’un touriste classique. Il nous fait gagner des recettes qu’aucun touriste ne réalise. Il investit en moyenne
entre 7 et 8 voire 10 000 euros par an. En Tunisie, nous avons à peu près 5 à 6000 étudiants étrangers. En 2012, ils étaient 12 000, mais comme notre secteur n’est pas un long fleuve tranquille, nous les avons perdus.

Faire de la Tunisie une destination de choix pour les étudiants africains est pourtant une occasion de renforcer nos relations avec les pays de l’Afrique subsaharienne.

Faire de la Tunisie une destination de choix pour les étudiants africains est pourtant
une occasion de renforcer nos relations avec les Pays de l’Afrique subsaharienne, de former dans notre pays les leaders de demain dans ces pays et de renforcer nos relations économiques avec eux.
Propos recueillis par Amel Belhadj Ali – WMC – Hors-Série

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