Tahar Ben Lakhdar: « Former les nouvelles générations à affronter le marché du travail »

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Interview Tahar Ben Lakhdar Président-fondateur d’Esprit

Un ESPRIT vif qui séduit par la clarté de la démarche et la passion de l’engagement, Tahar Ben Lakhdar, militant de gauche, syndicaliste, est un bâtisseur dans l’âme.

Aujourd’hui président de l’Université ESPRIT, figurant parmi les pôles universitaires privés les plus importants en Tunisie, ce docteur ès-Sciences physiques de l’Université Paris VI, professeur à l’ENIT pendant 22 ans, a dirigé l’Agence tunisienne de la formation professionnelle entre 1995 et 2000.

D’où sa profonde conviction que tout apprentissage théorique doit servir à répondre à la demande d’un monde du travail en mutation rapide, user des nouvelles technologies et satisfaire aux besoins de recherches appliquées et de développement.

Pour Tahar Ben Lakhdar, l’université doit offrir aux apprenants une vaste gamme de compétences et de valeurs qui renforce leurs aptitudes à l’employabilité.

Qui est Tahar Ben Lakhdar ?

Tahar Ben Lakhdar : Je suis un pur produit du secteur public où j’ai exercé pendant 40 ans, et où j’ai eu la chance, pendant les années 90, de lancer plusieurs chantiers dont la création des premiers instituts préparatoires aux études d’ingénieur, la création des ISET (Instituts supérieurs des études technologiques) et la réforme des études d’ingénieur “Bac+4“ et “Bac+6“ avec feu Mohamed Charfi.

Nous avons été surpris de voir que les programmes de réformes que nous avons mis en place ont été écartés et ignorés. Du coup, j’ai été obligé de devenir le copain de la « vipère », soit le secteur privé.

Pourquoi avoir fondé ESPRIT ?

Nous avons, mes partenaires et moi, monté cette école pour former des champions en dotant les étudiants des compétences de vie indispensables, de nos jours pour réussir.

Le rôle d’une université n’est pas de faire faire des études et laisser le marché du travail apprendre le métier à des diplômés sans aucune compétence à la sortie.

Nous avons d’ailleurs essayé de développer cette culture dans le public du temps de feu Mohamed Charfi et quand j’étais à l’ENIT.

Les arabophones et les francophones sont les champions du modèle transmissif où le professeur donne des cours que l’étudiant reçoit. Des cours magistraux à assimiler : « je te donne une partie de la science que tu dois apprendre ». Mais à la sortie de l’université, cet étudiant ne dispose d’aucune compétence réelle de vie.

C’est ce qui explique que vous ayez décidé de fonder votre propre université : développer une pédagogie active où l’université devient une véritable école de vie ?

En fait, je n’aime pas le privé. Je suis un gauchiste convaincu et j’ai toujours soutenu qu’on peut faire des affaires où on veut quand on veut et dans n’importe quelle activité mais pas sur le que j’ai défendue et pour laquelle j’ai combattu en tant que syndicaliste.

Le rôle d’une université n’est pas de faire faire des études et laisser le marché du travail apprendre le métier à des diplômés sans aucune compétence à la sortie.

Pourquoi dans ce cas une université privée ?

Parce que tout ce qui a été fait dans le public pour adapter les formations universitaires au marché du travail a disparu avec notre départ. Nous autre avons, à l’époque, quitté les lieux, laissant à nos collègues des rails pour faciliter l’arrivée des diplômés à destination-marché du travail, pensant avoir tracé le chemin.

Nous avons été surpris par le fait que les programmes de réformes que nous avons mis en place ont été écartés et ignorés. Réformes, que j’ai moi-même participé à concevoir et élaborer? Du coup, j’ai été obligé de devenir le copain de la « vipère », soit le secteur privé.

Avant 2010, les diplômés de l’enseignement supérieur étaient chômeurs parce que ne répondant pas aux exigences du marché du travail, et la problématique était posée avec acuité. Pourquoi cela bloquait et comment le privé peut-il y pallier ?

Nous avons plus de 350.000 diplômés de l’enseignement supérieur au chômage qui n’auront jamais de boulot.

Sauf s’ils se reconvertissent à travers de nouvelles formations.

Effectivement, c’est pour cette raison que nous sommes engagés dans cette nouvelle carrière avec la « vipère » pour faciliter aussi la reconversion et l’application de tous les programmes conçus auparavant pour le public et qui ont été dévoyé et évincés. Nos collègues dans le public ont décrété qu’ils devaient enseigner 5 heures par semaine et rentrer, ensuite, chez eux estimant que s’ils doivent faire de la recherche, ils doivent être payés en plus, et s’ils doivent encadrer les PFE pour nos enfants, ils doivent aussi être payés. Aucune université dans le monde n’a ce statut.

Mes collègues dans l’enseignement supérieur n’ont malheureusement pas de compétences sauf celles de dispenser des cours magistraux et donc ils ne forment pas les étudiants aux compétences requises. Ils laissent ce soin au marché du travail.

Est-ce parce que les enseignants ne sont pas motivés et sont donc peu engagés, ou serait-ce plutôt l’absence de la vocation. La culture des enseignants militants a-t-elle disparu ?

Cette culture n’a relativement pas disparu de l’enseignement primaire et secondaire. Elle n’est plus très présente dans l’enseignement supérieur qui me paraît assez éloigné de la réalité du terrain. Je définis personnellement l’enseignement supérieur comme étant la formation professionnelle supérieure.
C’est le dernier segment entre les études et le travail.

Mes collègues dans l’enseignement supérieur n’ont malheureusement pas de compétences sauf celles de dispenser des cours magistraux et donc ils ne forment pas les étudiants aux compétences requises. Ils laissent ce soin au marché du travail.

Depuis près de 20 ans que vous avez fondé ESPRIT, comment gérez-vous les impératifs du privé que vous “détestez“ pour la noble cause d’une classe de diplômés hautement compétents destinés au marché du travail ?

Je n’aime pas les affaires. Je vis très bien avec mon salaire. J’ai toujours été contre les affaires, pendant 8 ans avec mes co-fondateurs, nous avons lutté contre
les actionnaires, nous n’avons pas donné de dividendes et toutes les finances ont été investies dans la science.

Aujourd’hui, nous disposons de deux grands établissements au service de l’économie du pays :
l’Ecole des ingénieurs qui créent la richesse et l’Ecole des financiers et des gestionnaires, qui ont pour mission de la gérer.

Qu’en est-il de l’innovation et de la technologie ?

Aujourd’hui au 21e siècle, l’IT et tout ce qui est technologique ce n’est plus de la science, c’est une langue. Aucun de nos enfants ne peut ignorer cette langue. Elle est à la base de toutes les formations.

A ESPRIT, tout commence par le I : I-Finances, I-comptabilité et ainsi de suite. C’est l’IT appliquée à une certaine forme de gestion. L’IT a facilité la tâche du monde et ses progrès extraordinaires sont en train de soulager l’humanité. Demain avec l’intelligence artificielle, vous allez voir que ce sont les robots qui assureront
toutes les corvées pour nous et ce qui est bien, c’est que c’est nous qui les programmons et qui les alimentons.

Votre slogan est «formé autrement». A quoi se résume-t-il exactement ?

C’est former différemment ! Autrement que ce que nous sommes en train de faire dans notre dans notre Pays. La Tunisie a, à travers l’histoire, été occupée par nombre d’envahisseurs. Les derniers qui s’y sont installés sont les Arabes, ils l’ont arabisée, et ce n’est pas ce qu’il y a eu de meilleur pour nous.

Ensuite, ce sont les Français qui l’ont colonisée et nous ont légué l’homme» ; quant aux devoirs, nous pouvons toujours courir.

En Allemagne lorsque le Pays est en crise, le mot est « l’Allemagne d’abord » et chez nous, le Pays est en train de sombrer et le mot d’ordre est « moi d’abord ».

Je suis de gauche et mon premier établissement a été fondé avec un intégriste dans l’âme qui est aujourd’hui un ingénieur reconnu à l’échelle internationale pour son expertise et ses approches pédagogiques innovantes.

Que nous soyons idéologiquement différents ne nous a pas empêché de nous unir pour une cause que nous considérons des plus nobles et qui est celle de la science parce que nous avons décidé de servir les autres. Former les nouvelles générations à affronter le marché du travail, à innover, à créer, à rayonner est
une cause et non un business.

Pour y réussir, il faut que vous réussissiez votre business…

C’est vrai et les actionnaires doivent gagner de l’argent. Ils en gagnent mais notre choix a été d’investir jusqu’à 70% de nos revenus dans la science, dans le choix des meilleures compétences dans l’enseignement aussi, et chez nous, ce sont 400 permanents qui travaillent en moyenne 40 heures par semaine et qui prennent un seul mois de vacances, en l’occurrence le mois d’août.

Former les nouvelles générations à affronter le marché du travail, à innover, à créer, à rayonner est une cause et non un business.

Le privé pourrait-il compenser les défaillances du public dans l’enseignement supérieur ?

Quelle que soit la qualité de l’enseignement dispensé dans le privé, le public doit être cette valeur sûre et le moyen pour nos jeunes de faire leur ascenssion dans le monde. Je pleure la Tunisie qui a beaucoup perdu en la matière. Nos impôts devraient servir à faire de nos enfants des champions. Le système éducatif est responsable de la détérioration de la qualité des études. Nous aussi.

Même si le privé réussit, cette réussite ne profite qu’à ceux qui ont de l’argent, parce que ne peut rentrer ici que celui qui a les moyens. C’est pour cela que le public doit offrir à nos jeunes un enseignement de qualité.

Offrez-vous des bourses pour les plus brillants et les moins nantis dans le cadre de vos actions RSE ?

Il n’y a pas que les bourses. A travers la fondation ESPRIT, nous offrons les moyens, aux étudiants brillants qui réussissent le concours d’entrée à nos écoles, de contracter un prêt avec 1% de taux d’intérêt qu’ils remboursent deux ans après avoir trouvé un emploi et sur 7 ans pour en faire bénéficier d’autres. C’est un devoir vis-à-vis des gens qui me ressemblent, qui ont un potentiel et qui rêvent de devenir ESPRIT.

Ne pensez-vous pas que l’école de base est pour quelque chose dans la dégradation de l’enseignement dans notre pays ?

C’est discutable ! C’est un droit constitutionnel que celui de garder un jeune jusqu’à ses 16 ans dans un établissement scolaire. L’apprentissage de la citoyenneté se fait dans l’école.

Mais il faut en avoir les moyens.

Plus que les moyens, ce sont les enseignants qui ont pris en otage notre jeunesse à coups de grèves répétitives !

Le système éducatif est responsable de la détérioration de la qualité des études. Nous aussi.

Ce sont les syndicats…

Oui, mais les syndicalistes ont tort ! La logique de la toute-puissance syndicale a porté atteinte à la qualité des études dans les établissements scolaires publics.

Le Tunisien est une machine infernale. L’individualisme nous a minés. Voir ce qui se passe dans notre Pays et ignore ce qui va s’y passer demain est insupportable.

Y a-t-il des entraves qui vous empêchent d’aller plus loin, au niveau des programmes?

Aucune ! A l’ère de la mondialisation et grâce à l’informatique, toute personne peut accéder à la science en tapant sur le clavier d’un ordinateur. La définition classique de la mission d’un enseignant du supérieur est complètement dépassée, même
l’obligation de la présence des étudiants n’est plus la même. Et donc le rôle de l’enseignement supérieur est de vérifier que nos enfants ont compris et assimilé la science.

Mais comment vérifier qu’ils ont compris? En leur soumettant des
problématiques réelles et en leur demandant de trouver les solutions, et ce sont leurs capacités à trouver des solutions convaincantes qui leur permettent de passer d’un palier à un autre.

Qu’en est-il de la recherche à ESPRIT ?

Nous faisons de l’innovation, puisque nous travaillons sur des projets. ESPRIT abrite 50 clubs y compris des clubs culturels parce qu’un ingénieur sans culture devient dogmatique. C’est un rêve et je l’ai réalisé.

Le Tunisien est une machine infernale. L’individualisme nous a minés. Voir ce qui se passe dans notre pays et ignorer ce qui va s’y passer demain est insupportable.

Nous développons la recherche et essayons de résoudre des problèmes. Nous choisissons une question irrésolue et nous la confions à nos enfants, nous les encadrons et les accompagnons pour trouver des solutions. Cette approche leur permet de découvrir en eux des ressources inattendues.

Nous innovons et publions les résultats de nos recherches. Cette démarche permet aussi à nos enseignants d’être à jour et de valoriser leurs carrières.

Pour les rémunérations, notre cadre enseignant est mieux rétribué que le public. 80% des ressources humaines d’ESPRIT sont des femmes.

Combien de diplômés ingénieurs par an à ESPRIT ?

Plus de 2.000 et ils partent presque tous à l’étranger, parce que, comme en Tunisie depuis 10 ans on bouge presque pas, 80% parmi eux choisissent l’international qui profite de leurs compétences.

Y a-t-il des étudiants étrangers qui poursuivent leurs études chez vous ?

On avait moins de 1% et là, même pour les Tunisiens, il n’y a plus de place. Nous choisissons les meilleurs à travers un concours.

Y a-t-il des blocages avec l’administration publique ?

Comme j’ai vécu 40 ans dans le public, j’en connais tous les rouages, donc lorsqu’il y a réaction ou action, je sais de quoi ça retourne et comment traiter la question. A ESPRIT, nous faisons ce qui est utile pour les autres, nous avons 13.000 étudiants et ils risqueraient de se trouver dans la rue, si l’administration bloquait.

Par rapport à tous ces jeunes qui partent, ne pensez-vous pas qu’il faut fournir des efforts pour les retenir afin qu’ils puissent se réaliser ici et être aussi au service du pays?

Vous savez, la notion de nation n’existe plus. La planète est devenue un village, des Etats-Unis d’Amérique on peut travailler pour la Tunisie. En Tunisie, certaines sociétés paient des ingénieurs mille dinars par mois, c’est au-dessous du seuil
de pauvreté en Europe, et ils ne comprennent pas pourquoi nos enfants partent et ne restent pas ici. Je comprends ces jeunes, et c’est pour cela que nous
essayons de les aider et pas seulement nos diplômés, même nos enseignants.

Ici à ESPRIT le mot d’ordre est : « si vous voulez monter votre entreprise tout en étant chez nous, allez-y ». Nous les valorisons, et c’est ce qui nous importe. C’est à l’envers de tout ce qu’on peut imaginer comme activité économique.

A 82 ans je me sens plus jeune que mes étudiants, je jongle avec eux et je leur apprends la vie. Je leur dis : « la vie est extraordinaire parce qu’il y a des problèmes »

Quand il y a des problèmes, mes ingénieurs et mes étudiants travaillent, s’il n’y avait que des solutions, personne ne travaillerait et notre vie serait monotone et fade.

Entretien conduit par Amel Belhadj Ali – WMC – Hors-Série

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Montassar BENNASR
9 mois il y a
Répondre à  Nidhal BEN YAHIA

Je confirme